La figure d’un reliquaire Fang de la collection Paul Guillaume commenté par François Warin

« Le mot le plus important peut-être, c’est le mot tension » Pablo Picasso

Les stoïciens le disaient : un même tonos – une même et commune tension – permet à toute chose de tenir et de persévérer dans l’être. Et toniques par excellence, dans la plénitude de leur vigueur concentrée, sont les formes de ce gardien de reliquaire du Gabon, appelé biéri chez les Fang de l’Afrique centrale. Tendu à craquer comme une chrysalide toute suintante d’une lymphe éternelle, il exsude la résine noirâtre du bois dont il fut sculpté et l’huile de palme, hommage rituel, destiné à le protéger. Tel une vierge noire ou une madone miraculeuse, il luit d’une patine sombre, et son brillant lumineux et numineux accuse ses courbes savamment polies. Ainsi, visible jusque dans la pénombre, veillant sur le legs le plus sacré des espoirs du lignage, il signale la présence des reliques.

Gardien à l’origine fixé sur le bord d’un panier en écorce contenant les ossements des ancêtres, il est vigie, sentinelle dressée aux confins de la vie et de la mort. Nulle projection dans l’interprétation : pour les Fang eux-mêmes, selon James W. Fernandez, opposition, équilibre, complémentarité induisent cette tonicité, si prégnante dans leur esthétique comme dans leur éthique, accordant à toute chose – ils le disent – pouvoir de survie. Nous sommes bien ici en présence d’une culture de l’oxymore.

L’ancêtre Fang n’est pas réellement représenté : il a les proportions et les traits d’un petit enfant (païdomorphisme), de sorte que sont fondus ensemble les caractères infantiles et ceux du grand âge – la proximité des nouveaux nés et des ancêtres est pour les Fang une vérité vécue en profondeur. La tête par son importance et son traitement concave, mobilise immédiatement le regard ; elle constitue le tiers (et non le sixième comme l’anatomie d’un adulte l’exigerait) de la statuette ; siège de la force vitale, elle a forme de cœur ; le petite bouche est prognathe, le front haut et bombé ; les yeux sont ronds – un disque rond inséré dans le creux des orbites en accusait la circularité – évoquant ‘le regard grand ouvert d’un petit enfant’ ; la chevelure en cascade soigneusement coiffée en trois coques retombe en catogan, et la géométrie pure de ces trois crêtes renforce les courbes du visage ; le large cou est solidement enté sur un torse de même diamètre où les bras se greffent, minuscules, potelés, accentuant à nouveau l’importance de la tête. Le ventre ballonné, marqué d’une hernie ombilicale, en outre ou en amphore, y fait écho, d’autant que les cuisses et le sexe jouent comme des rimes plastiques, parallèles à la géométrie de la coiffure. Les jambes, petites et disproportionnées, sont autant de caractères infantiles, alors que le sexe bien marqué et le corps vigoureusement musclé sont ceux d’un adulte.

Ce court-circuit brutal entre enfance et vieillesse, entre vie et mort, répercuté au niveau formel, s’exprime dans la tension maintenue entre les deux pôles du statisme et du dynamisme : celui de l’immobilité sacrée, de la frontalité et de la symétrie des volumes au modelé arrondi et sensuel parfaitement détachés et mis en rythme d’une part, et celui du dynamisme de la force accumulée, de la violence latente, toute prête à exploser. Jamais peut-être la sculpture africaine n’a si bien réussi à se situer sur cette ligne de faîte, menacée d’un côté par trop de naturalisme et de l’autre par l’excès d’une métrique austère et d’une architectonique abstraite.

Cet objet d’exception, venu de la collection Paul Guillaume, cette idole saisissante qui nous stupéfie à jamais, nous fait mesurer combien émotion esthétique et efficacité rituelle peuvent coïncider en un même accord. Et est-il besoin de savoir que ce gardien de reliquaire veillait sur ce qu’Alain Resnais appelle la racine des vivants ? sur des ossements rituellement nourris du sang des sacrifices ? Ce biéri, que ces genoux légèrement fléchis dressent avec force en un défi aux conditions « naturelles » de tout équilibre, est tout entier rassemblé en un geste d’oblation ; en tenant fermement le gobelet à offrandes, il fait saillir les volumes compacts et les formes sensuelles de ses muscles. Figure d’intercession incarnant le cycle complet de la vie et de la mort, que dit-il, dans sa violence contenue et souverainement retenue, sinon la mort confrontée et la mort surmontée ? 

                                                                                François Warin

Biéri Fang, Figure de reliquaire, XIXe siècle ; bois, huile de palme ; H : 0,39 m; Gabon ; ancienne collection Paul Guillaume ; INV. MNAAN 65.9.1.

Texte extrait de Promenades au Louvre en compagnie d’écrivains d’artistes et de critiques d’art, Laffont, Collection Bouquins, 2010. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Cette pièce était présentée dans le Pavillon des sessions, au Louvre. 

Copyright photo : Musée du quai Branly Jacques Chirac

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